Les objets dérivés de Yves Trémorin
C’est au début des années 80 que Yves Trémorin émerge sur la scène contemporaine de la photographie. Ses recherches s’installent sur fond de fortes remises en question de la photographie humaniste et de revendications d’un langage plastique propre au medium photographique.
Sous un dispositif presque scientifique, il appréhende ses premiers modèles, ses proches. Il travaille le modelé des corps, la ligne des contours, sculpte la lumière dans un rapport violent avec ses sujets.
Le photographe puise dans une iconographie hétéroclite et chargée de paradoxes : le sacré, l’imagerie publicitaire et populaire, le trash du punk-rock des années 80, l’érotisme ou encore les sciences analytiques.
Car, si « dérives », « dériver », « dérivée » reviennent souvent dans son discours, c’est probablement suite à ses études en mathématiques analytiques où la notion de dérivée est une notion fondamentale. Elle permet d’étudier les variations, les tangentes, les limites, en se penchant sur les dérivés d’un même objet. Détourner le cours normal des choses, c’est aussi ce qui définit un produit dérivé.
Les images de Yves Trémorin sont formellement classiques, des images noir & blanc, il n’alimente aucun fétichisme de la technique, comme il se plait à le dire. Il désire « balayer ce mythe de la technique et se pencher sur des sujets, plus prenant eux ».
À partir de 1985, lui et Florence Chevallier rejoignent l'association et fondent avec Jean-Claude Bélégou le groupe Noir Limite. « La photographie est affaire de surface, d'apparence, de donner à voir. S'attacher à la surface des choses – la peau, à fleur, dénudée, tendue, vive, à vif. S'attacher à cette matière du corps, là où s'offre la fragilité de ses limites, limites du dehors et du dedans, de la peau et des entrailles, là où elle se met en péril et met notre extériorité en crise, en désir. Crever la surface. Crever le corps. » Ce manifeste accompagne leur première exposition (Nus voilés, Nus froissés, Nus autoportraits). Dès lors ils mènent ensemble leurs projets, réalisant leurs prises de vues séparément, mais dans une confrontation intellectuelle et morale incessante.
Le groupe revendique un travail sur les limites du photographiable et du procédé photographique : le tabou, le sacré, l’intériorité, l’extériorité, l’intimité sont baignés de noirs profonds, de flous ou captés en plan très rapprochés, autant de mises en péril d’une lisibilité objective.
En 1987, ils créent l’exposition Corps à corps, de grands tirages de chairs crues sont ici sublimés en sculpture. La mise en lumière forcée de ce qui est donné à voir en « gros plan » est d’autant plus incisive. Si la gêne, ou une idée de voyeurisme peut survenir dans l’esprit du regardeur, il n’est qu’un renvoi à sa propre nature. C’est en le mettant face à un miroir grossissant qu’il pourra capter au plus près sa vraie nature. C’est un face-à-face entre la surface de l’image et la surface-corps du regardeur. Le regard est approché au plus près pour mieux en analyser les phénomènes, et tenter de capter l’être dans son état le plus primitif et en rejeter sa naïve apparence. Les images traitent également de ce paradoxe de souffrance et de jouissance presque tragique. Bernard Lamarche-Vadel écrivit dans le catalogue « corps c’est noir »: « La jouissance embrasse la loi, l’infigurable dans les bras de l’anonyme, l’innommable joint à l’interdit, le plaisir dans les tenailles de la censure ».
Mais cette exposition n’a pas lieu, annulée la veille par la direction de la Maison de la Culture de Bourges avec laquelle un accord avait pourtant été conclu. Elle a été censurée au nom de « la prudence devant le réalisme de certaines photographies ». Elle ne sera montrée qu’en 1989, notamment à Paris grâce aux soutiens de Bernard Lamarche Vadel, Jean-Claude Lemagny et Pierre Borhan dans la revue « Clichés », mais aussi Pierre Bastin et de nombreux autres critiques qui prendront parti à leurs côtés.
Si le réalisme de l’objet montré pose problème, Noir Limite s’engage dans un combat d’autant plus déterminé contre le silence et la naïveté. En 1991, était créée, dans le lieu symboliquement chargé des Anciens Abattoirs du Havre, l’exposition La Mort. Cette exposition explore et analyse la représentabilité d’une thématique sans limite, dans un espace situé entre lieu cultuel et enfers. L’exposition vient compléter les chairs intemporelles des « corps à corps », pour donner sens à ce que Georges Bataille n’aurait pas dénié, violence, sexualité et mort. Tout comme George Bataille poussait un peu plus loin les extrêmes de la littérature qu'il combine avec la sociologie, la psychanalyse, l'histoire ou la religion, pour chercher l'Impossible sacré du sexe et de la mort
Ses natures mortes sont d’autres exemples de ses objets dérivés. Sensuelles et violentes, emprunts à l’imagerie publicitaire. Le gros plan de l’image scientifique, des mises en situation burlesques. C’est l’image d’une cervelle qu’il donne à voir au recto et au verso d’un très grand format, suspendu à l’entrée d’un restaurant universitaire.
Sa dernière exposition Breizhtorythm, commande conjointe du Comité régional du tourisme de Bretagne et du Fonds régional d’art contemporain Bretagne, pousse encore une fois les limites qui définissent l’œuvre d’art. Ses œuvres, qui semblent pour la plupart « répondre » à un besoin, sont des œuvres marchandes et reproductibles qui doivent surprendre. Plus de sublimation, seule la drôle et tragique crudité, maintenant plaisante, est donnée à voir.
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